Je suis en ce moment plongé dans la lecture des mémoires de l'éditeur ERIC LOSFLED, paru en 1979, quelques mois avant sa mort. J'ai durant des mois cherché ce livre. J'ai fini par mettre la main dessus pour une somme modique sur Priceminister.
ERIC LOSFLED, pour ceux qui le connaissent peu, a été dans les années 50 l'éditeur de pas mal d'écrivains suréalistes (Picabia, Jean Schuster, Breton, Bunuel), ou ayant écrits sur le surrealisme (Ado Kyrou et son fameux "Le surréalisme au cinéma", José Pierre), et de bien des revues qui sont depuis devenues cultes, je pense a MIDI-MINUIT FANTASTIQUE, les premiers numéros de BIZARRE, ou encore aux débuts de la revue de cinéma POSITIF (qui, elle, subsiste toujours).
En 30 ans, on croisera dans son catalogue des noms aussi prestigieux que Sade, Topor, Antonin Artaud, Cocteau, Isidore Isou, Klossowski, Henri Miller, et bien des noms de la littérature érotique, Mario Mercier (Le Journal de Jeanne ! Rien que ca), ou encore Emmanuelle Arsan (Emmanuelle).
Les gens de ma génération, nés dans les années 70, ont bien du mal a s'imaginer a quoi pouvait bien ressembler la France entre l'apres-guerre et l'avant 68, dans quel contexte ont émergés les surréalistes, dans quelle ambiance devaient travailler les éditeurs considérés a l'époque comme "borderline", dans quelles circonstances etaient publiés certains livres, la clandestinité dans laquelle ils étaient acculés, comment s'organisait le marché noir des "livres interdits". Rien que cette idée du "livre interdit" reste difficile a concevoir, a l'heure ou la pseudo-subversion et le sexe sous toutes ses formes sont devenus des valeurs marchandes.
ENDETTE COMME UNE MULE permet donc de plonger pour quelques heures dans ce contexte. D'abord l'apres-guerre (période d'intense créativité chez les artistes et de boulimie de littérature chez les lecteurs), mais aussi de censure, de saisies, d'amendes a payer pour "outrage aux bonnes moeurs"), puis la fin des années 60 (revendications diverses, contexte politique changeant), puis la période post-68 sous Pompidou puis Giscard, la lente dislocation des systemes de censures.
Le texte en lui-meme n'est pas spécialement bien écrit (le livre est meme étrangement bourré de coquilles), LOSFLED passe tres souvent du coq a l'ane, ce qui la lecture de l'ouvrage un peu chaotique. Mais cette faiblesse est aussi l'un des charmes du livre, tant on finit par trouver un certain plaisir a se laisser balader dans 30 ans de souvenirs éparses.
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"A la suite de l'interdiction de Barbarella, toujours par la vertu de la fraternité devant l'injustice, le dangereux journal révolutionnaire France Soir avait publié sous la plume de Paule Neuvéglise : "La censure barbare est la". Tout le monde était estomaqué. Inutile de souligner qu'un livre comme Barbarella, pour un petit éditeur, c'étais quand meme un livre extremement cher. Or, on m'interdisait de le vendre. On ne me disait pas "Vous ne pourrez plus le vendre", mais on m'obligeait a le vendre sous le manteau. Je ne pouvais meme pas le proposer. Un libraire ne pouvait pas demander "Est-ce que vous avez lu Barbarella ?" : c'étais déja une proposition. Sans publicité, sans affichage, sans le droit de prononcer le nom Barbarella, je pouvais garder l'objet dans un tiroir et le vendre comme un godemiché ou de la came, avec honte et en cachette.
Cela m'a paru tellement injuste (non que je crois a la justice des pouvoirs publics, l'alliance des mots entre "justice" et "pouvoirs publics" me semble etre un barbarisme), cela m'a paru tellement hors de toute équité que, dans un mouvement de colere assez beau encore que totalemet inefficace et meme inconsidéré, j'ai voulu déposer une plainte en abus de pouvoir contre Roger Frey, alors ministre de l'intérieur. Déposer une plainte contre le premier flic de France me semble pourtant etre la suite logique de l'aversion que j'ai pour la police. Lorsqu'on me dit . "De la police, il en faut", je réponds : "Des égoutiers et des éboueurs aussi, il en faut, mais personne ne veut en etre", meme si ca n'est pas du tout le meme probleme. Qu'il faille de la police, peut-etre, mais qu'on trouve des gens pour accomplir cette besogne, voila qui est surprenant."
(Eric Losfled, Endetté comme une mule, Bibliotheque Belfond, page 148)